mercredi 20 mai 2015

 Pompyle Athanaze du Fégor 


D’une écriture sûre et allègre, Pompyle Athanaze du Fégor remplissait le formulaire d’adoption d’un de ses petits monstres. Son orphelinat ne désemplissait jamais assez, et chaque dossier complété qui offrait enfin la garde d’un de ses protégés à deux ou trois parents (ou un parent à plusieurs têtes) le mettait en joie. 

Il savait que ce n’était qu’une goutte de sueur et de sang dans l’océan, mais sauver l’avenir d’un gosse n’était pas rien. C’était même tout pour cet être en devenir. Et les deux cœurs de Pompyle se serraient d’une joie douloureuse. 


A chaque fois il se rappelait ce frais matin de novembre où le givre dessinait sur les fenêtres du dortoir une plaine fantasmagorique d’herbes géantes et pétrifiées. Le froid était si vif qu’il croyait son unique couverture trempée d’eau glacée. A chaque fois il revoyait les lits disposés en quinconce, le métal de leur montant qui apparaissait là où la peinture lâchait prise, le blafard reflet de la lumière d’hiver sur le parquet poli par le passage des générations d’orphelins. Tout était en nuance de terne, de blême, de vert de gris, et dans le ciel laiteux, une légende qu’on racontait aux enfants pour les faire cesser de pleurer parlait d’un soleil éclairant les nuages. Un jour pourtant, dans cette atmosphère figée, la voix du surgé héla son nom et brisa la torpeur.


Pompyle était à la fois au dessus du formulaire, dans son bureau familier et rassurant, et recroquevillé sur un lit d’infortune, avec ses congénères.

Dans ces cas, Pompyle tentait de se reprendre en changeant de centre d’intérêt. Les monstres se reproduisaient parfois sexuellement, parfois accidentellement, mais la plupart du temps, ils apparaissaient, comme l’avait constaté le savant philosophe autoproclamé Jarice Todt, par génération spontanée, appelée plus simplement abiogenèse. L’étymologie d’abiogenèse est élémentaire : d’aussi loin que l’histoire remonte, lorsqu’on donnait des oripeaux à un mendiant, ils étaient aussitôt envahis par la vermine. De là découla le proverbe : « de l’habit au  gêné se vient le vil », qui a donné par glissement sémantique et ouverture de la diphtongue par échappement latéral droit : «  de l’abiogenèse vient la vie ». Certains pédants vous feront des étymologies capilotractées donnant au « a « un caractère privatif, et donc a=non, bio= vie, genèse=création. Création à partir de rien… Vraiment les gens parfois.

Evidemment, la plupart des monstres naissaient dans l’ombre et l’humidité, là où pullulent les moisissures et autres champignons, voire même des mycéliums. Dans la pénombre propice, on pouvait apercevoir dans le gel translucide enveloppant les carpospores luire et battre des pompes minuscules comme autant de muscles cardiaques indistincts, renflements pulsant une hémolymphe nimbés d’une lueur glauque. A chaque peur, à chaque  dégoût, plaisir soudain ou rire impromptu, à chaque émotion passant à leur portée, les monstroculus la phagocytaient, s’en nourrissaient, croissaient et prospéraient. Et à chaque vague sentimentale, une nouvelle génération de monstrounets apparaissait, ramassée et rapidement prise  en charge par les fonctionnaires de la voirie et de la reproduction.


Et tous les monstres, ou quasi, passaient leurs premières années ainsi dans les orphelinats aux relents de casernes, à arpenter les couloirs sans âge et sans âme, dans un rituel aussi rigide qu’absurde. On les faisait aller des salles de classe au réfectoire, du réfectoire aux salles d’études, des sales d’études aux douches et des douches au dortoir. Tout y était fonctionnel et mal pratique, froid, aligné, rectangulaire, plat, terne et mort. Zut, Pompyle était retombé dans son enfance.


Et ce cri strident du surjé qui brise cette harmonie mélancolique : Pomp’, chez le dirlo, au trot
Et Pompyle de trotter
Qu’avait-il encore fait ?
Quelle serait la punition ?
Et le surgé qui sourit… Catastrophe, si ce sadique est heureux, c’est que je vais souffrir, se dit in petto et dans sa tête le petit Pompyle affolé
La porte immense du dirlo, dont le haut disparaissait dans le zénith, s’ouvra dans un grincement menaçant
Ce fut le jour où Pompyle rencontra ses parents



Et sur chaque formulaire qu’il complétait désormais, une larme d’émotion brouillait sa signature

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