Chiara Mantis
La petite Chiara grandit seule dans les bois d’Avalon,
entourée d’un père italien et d’une mère sardonique
Alors que ses parents, pauvres et frustres charbonniers
passaient leur journée à collecter le bois, la petite Chiara grandissait sans
entrave, laissée à elle-même dans la petite hutte familiale, entourée d’animaux
sauvages et d’un félin farouche. Elle passait le plus clair de son temps à
dévorer le monde de ses yeux à facettes, pour le dessiner ensuite sur les
écorces des bouleaux que son papou mettait à part pour elle. Elle gribouillait au sol, les pattes
écartées, un petit bout de charbon entre ses doigts décharnés, traçant par
d’amples mouvements les courbes brisées, anguleuses, souples, déliés,
compliquées, nerveuses ou douces de son univers et de ses habitants. Une ligne
ondulante revenait sans cesse, celle de Benedict, le chat qui l’avait adoptée.
Entre un paternel taiseux et une mère froide, il était son seul ami, son seul
mentor.
De lui elle avait appris tant de choses. Il lui avait montré
comment accueillir la provende lumineuse du soleil quand il perçait la canopée,
comment présenter la joue à sa chaude caresse, et montrer son contentement les
yeux mi-clos, sans ostentation, mais avec un ronronnement de bon aloi. Il lui
avait enseigné comment tendre tous ses sens à la recherche de l’endroit
parfait, comment renifler l’inaudible, écouter l’ineffable, ressentir
l’insondable, pour que le corps entier dise alors comme un bloc que oui,
définitivement, c’est là l’endroit idéal pour poser son cul et commencer à être
heureux. De lui elle tenait aussi sa démarche d’ombre élégante, ses mouvements
coulés, sa voix feutrée, son regard calme et perçant, sa retenue, sa manière de
manger sans en avoir l’air et les crises de fous rires quand l’envie de jouer
la submergeait. Benedict, comme un maître Taoïste à quatre pattes, sans parole,
juste par l’exemple, lui avait transmis l’essentiel : l’acceptation de
soi, de son animalité, la sagesse de la folie, l’unicité et l’interdépendance
de toute chose. Et dans les bois, on pouvait les rencontrer, le maître et l’élève,
les deux amis inséparables, indomptés, une coulée noire et une autre blanche,
zigzagant entre les arbres, pêchant, chassant, vivant sans questionnement.
Puis vint l’école.
Trop grande, trop fière, Chiara, droite comme une flèche
plantée dans le sol de la cour, fut accueillie par la masse grouillante et
informe de ce qu’elle ne pouvait concevoir être ses congénères. A la place des
visages de ses amis les cerfs, des lapins, des renards, des blaireaux, des
corbeaux et de tant d’autres, et surtout de Benedict, se convulsaient des hures
indéchiffrables et laides se fondant en un magma repoussant. Elle n’avait
jamais beaucoup parlé, elle devint muette. En classe, corps étranger, elle fut
rejetée en périphérie, au fond, où elle passait son temps comme un prisonnier,
comptant les jours, les heures, les minutes avant chaque libération. Elle
retraçait alors les portraits et les corps de ses amis, comme une invocation
pour qu’ils vinssent la protéger du présent interminable. Elle résistait au
chaos bruyant de ses condisciples en phase d’endoctrinement en dessinant
l’élégance.
Les fins de semaines étaient les moments de bonheur solides,
où elle pouvait retrouver Benedict, Avalon et sa belle rivière, la Jaimalla.
Un clair Lundi de printemps, dans la lumière parfaite d’un
soleil indifférent, Benedict resta couché. La veille, comme chaque soir, il
s’était lové sur les jambes de Chiara, mais ce matin là, il n’était plus qu’une
bande de poils froide et raide.
Elle le porta face à la rivière et ils restèrent là un
moment. Dans la fraicheur du soir, elle
le serra une dernière fois et l’abandonna dans l’eau claire. Il sembla nager
une dernière fois, à la poursuite d’un dernier poisson, et il disparut dans
l’ombre d’un remous.
Le lendemain elle partait pour Paris
Son talent lui permit de
rapidement trouver de petits travaux, mais femelle dans un monde macho, elle ne
fut jamais prise au sérieux.
Certains de ses amants se
firent même passer pour les auteurs des merveilles qu’elle créait, laissant
croire au public qu’ils étaient les inventeurs et qu’elle en était la copiste.
Mais ils cessaient bizarrement d’être géniaux
quand la belle excédée les virait de chez elle et de sa vie, et retombaient
rapidement dans l’anonymat qu’ils méritaient.
Malgré cela, elle devint
l’artiste des artistes, la référence de tous les esthètes, et légua une ligne
graphique considérable qui façonne encore aujourd’hui le monde de l’art
Reconnue comme une génite par ses pairs, l’ancienne mutique du fond de
classe laissait parfois échapper quelques avis lapidaires sur ses collègues
moins doués que son accent italo-sardonique atténuait à peine. Par exemple, à propos du peintre espagnol
Chipasso, alors au faîte de sa gloire, elle écrivit :
« Voila un grand garçon qui n'a pas compris le concept du cube à la
maternelle, et qui n'a de cesse de se rappeler a quoi ça pouvait bien servir
.Un fieffé apôtre du machisme à la touche aussi grossière que lui-même. »
Au milieu
de sa vie, alors qu’elle se croyait vieille, elle rencontra un poète cynique et
désabusé, qui à la moitié de sa vie, se croyait jeune. Ces deux êtres doués ne
croyaient plus à l’amour. Mais l’amour croyait en eux et les unit jusqu'à leur
dernier souffle